SUITE
2.3. François Taelemans (1848-1895) – Toone II (1865-1895), « Jan van de Marmit ».
François Taelemans naît le 6 octobre 1848 à la rue des Ménages. A 17 ans, Taelemans, jeune marionnettiste illettré, habite le même immeuble qu’Antoine Genty, dans l’impasse des Liserons. Nous sommes en 1865 et Genty (61 ans), décide de prendre François Taelemans comme successeur. En outre, nous avons vu qu’en 1879, Antoine Genty allait devenir le parrain du fils de François Taelemans, Antoine. Pendant que Toone l’Ancien poursuit son jeu, François installe son propre théâtre dans d’autres lieux. Etabli dans un local qui se serait appelé In de Marmit, François Taelemans se voit bientôt surnommé « Jan van de Marmit » ! Taelemans joue rue Blaes, chez Jef Patei, mais également à la rue des Vers (actuellement : rue Pieremans), notamment au numéro 53, où on le retrouve en 1860. Mais en 1863, le théâtre se voit menacé par des tracasseries administratives : les autorités communales s’inquiètent soudain des conditions de sécurité dans les locaux des marionnettistes. En 1877, le couperet tombe : la cave de notre marionnettiste est jugée humide, insalubre et impropre. Tous les témoignages en sa faveur n’y feront rien : il doit chercher un nouveau local. Mais un mois plus tard, François Taelemans peut s’installer dans un rez-de-chaussée situé au n°39 de la même rue des Vers, qu’il louera à la veuve d’un cabaretier. Entretemps, en 1869, François, qui vit toujours à la rue des Ménages, a épousé Marie Dekeuster, fileuse de lin de son état. En 1884, la famille Taelemans et le théâtre de marionnettes vont s’installe au n°9 de la rue de la Philanthropie, mais ce fut un échec : en février 1888, Toone II se rapproche à nouveau de la rue des Vers et installe son théâtre au n°3 de l’impasse Vanderkeelen. Toone l’Ancien décède deux années plus tard, ce qui fait de François Taelemans son héritier naturel. Toutefois, ce n’est qu’ultérieurement qu’on lui donnera le titre de Toone II. Père de six enfants, notre marionnettiste, tenaillé par la misère, ne survivra toutefois que cinq ans à Toone I. Il s’éteint le 29 janvier 1895, à l’âge de 46 ans. Comme Antoine Genty, François Taelemans ne quittera jamais son quartier des Marolles. Il y aura formé plusieurs marionnettistes dont Georges Hembauf, l’un des deux futurs Toone III.
2.4. Les deux Toone III : Georges Hembauf (1866-1898) et Jan Schoonenburg (1852-1926).
2.4.1. Georges Hembauf (1866-1898) – Toone III (1882-1898), « Toone de Locrel ».
2.4.1.1. Une passion pour les marionnettes.
Georges Hembauf, né le 1er juillet 1866, deviendra ouvrier passementier, de jour du moins, car le soir, et ce dès 1882, il exerce le métier de marionnettiste qu’il a appris, comme nous l’avons vu, de François Taelemans – Toone II. C’est donc dès l’âge de 16 ans que, passionné par l’univers de la marionnette, il va commencer à exercer son art. Le 19 août 1884, Georges Hembauf épousa une bottière nommée Barbara Joanna Thienpondt. En octobre 1890 –mois du décès d’Antoine Genty-, Toone de Locrel s’installe au numéro 74 de la rue du Miroir. Le local ayant appartenu à une dynastie de marionnettistes concurrentes des Toone successeurs d’Antoine Genty, à savoir les Toone du Mirliton, Hembauf se déclarera repreneur du commerce de Toone, du « vrai Toone », insiste-t-il. Poursuivi par la législation sur la sécurité et la salubrité, Hembauf joue successivement rue des Teinturiers, rue Simon, rue du Cinquantenaire, rue des Ménages (aussi nommée rue des Voleurs). Il arrive aussi à Georges Hembauf de se déplacer chez des particuliers, comme ce jour du 28 mai 1891, où il donna une soirée privée à la place de la Chapelle.
2.4.1.2. Une mort prématurée.
En 1897, on retrouve Toone III-Hembauf à l’impasse de Lokeren, que l’on a francisé en « impasse de Locrel », ce qui vaudra tardivement à notre marionnettiste le surnom de « Toone de Locrel ». Ladite impasse était située au n°27 de la rue de la Rasière et correspond aujourd’hui à l’endroit où s’élèvent les « maisons ouvrières » de la rue des Chaisiers. Georges Hembauf, qui doit faire face à des accusations calomnieuses, déclare dans le journal « La Réforme », que son théâtre est le seul parmi la quinzaine fonctionnant à Bruxelles, à ne pas perdre sa clientèle et, au contraire, à la voir s’accroître. Toone III-Hembauf occupe alors dix ouvriers et un chef-machiniste. Il dispose, en outre, de 400 marionnettes et son répertoire compte pas moins de mille pièces, parmi lesquelles « La Belle Gabrielle », « La Guerre de Charlemagne », « Le Bossu », « Hamlet » et la « Bataille de Waterloo ». A cette époque les spectacles de marionnettes sont, comme on dirait aujourd’hui, « interactifs », c’est le moins que l’on puisse dire ! Les spectateurs n’hésitent pas à intervenir au beau milieu d’une scène et même à jeter des ordures à la tête des artistes de bois, ce qui nécessite souvent un rétablissement de l’ordre musclé ! Par ailleurs, la concurrence est rude entre les marionnettistes qui vont jusqu’à faire asperger d’eau les spectateurs des théâtres rivaux, de même que leurs trottoirs, surtout par temps de gel ! Mais en 1898, Georges Hembauf décède prématurément au terme d’une vie de 32 ans consacrée pour la moitié à sa passion : la marionnette. Il laisse derrière lui plusieurs enfants dont Jean-Baptiste Hembauf, le futur Toone IV, qui succède à son père pour nourrir ses frères et sœurs.
2.4.2. Toone Schoonenburg (1852-1926) – Toone III (1878-1903 / 1918-1920), « Jan de Crol ».
2.4.2.1. Une succession légitime.
Un autre Toone III, voilà qui ne manque pas d’étrangeté, nous dira-t-on sans doute ! Certes, à première vue, il est permis de le penser. Voyons toutefois ce qu’il en est réellement. Nous l’avons vu, Georges Hembauf a succédé à François Taelemans, et le fils de Toone de Locrel, succèdera lui-même sous le nom de Toone IV, à son père. Les Hembauf s’intègrent donc parfaitement dans la généalogie des Toone. Dès lors, évoquer l’existence d’une autre Toone III fait l’effet d’une boule renversant un jeu de quilles bien agencé. Or, cela n’a rien de saugrenu. Jan Schoonenburg naquit le 13 juillet 1852, au n°94 de la rue des Renards, il est donc, lui aussi, un enfant des Marolles. Aîné de Georges Hembauf, Jan de Crol commence à exercer l’art de marionnettiste quatre année avant lui (1878). Il n’est certes pas initié par François Talemans (Toone II), mais par Toone l’Ancien lui-même. En outre, c’est lui qui reprendra le théâtre de Toone I, situé impasse des Liserons, et ce jusqu’en 1911 ; il y est donc encore 13 ans après le décès de Georges Hembauf. Jan Schoonenburg avait donc toutes les raisons de prétendre, lui aussi, au titre de Toone III.
2.4.2.2. Un répertoire riche et de qualité.
Le 23 juin 1873, Jean-Antoine Schoonenburg, de son vrai nom, épouse une casquettière dénommée Barbe-Thérèse Prist. Jean-Antoine exerce d’ailleurs lui-même le métier de chapelier à la rue des Minimes. Il arbore un haut-de-forme posé sur son abondante chevelure. C’est celle-ci qui lui vaudra le surnom de « Jan de Crol », à savoir « Jean le Crolé », c’est-à-dire le bouclé. Le répertoire de Toone III-Schoonenburg était vaste, et les pièces issues de la littérature française étaient particulièrement appréciées. Ainsi, du fait que Bruxelles a été érigée en capitale de la Belgique, les tenants d’un certain « mythe national belge » aiment à véhiculer l’image d’un peuple de Bruxelles forcément à la pointe du patriotisme de leur royaume. Force est de constater, toutefois, que celui-ci, même au 19e siècle, ne motivait pas forcément les choix artistiques de nos couches populaires bruxelloises. Ainsi, Jan de Crol lui-même dut bien se rendre à cette évidence, « car s’il donnait Le Lion de Flandre, d’Henri Conscience, il devait bien plus souvent représenter la Dame Blanche, Le Pont des Soupirs, Les Noces de Mignon, Les Mystères de Paris, La Reine Margot, Les Mystères de Venise, Le Coup d’Epée de M. de la Guerche, Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne. » (Toone et les marionnettes de Bruxelles, p. 26-27). Habituellement, les représentations duraient deux mois, et chaque soir on pouvait voir les mêmes habitués s’asseoir sur les bancs.
2.4.2.3. Le Chant du Cygne.
Le 26 novembre 1903 se tint dans la salle de « La Nouvelle Barre de Fer », sise rue Haute n°340, une fête au bénéfice de Toone III-de Crol, qui célébrait ses 25 années de montreur de marionnette. Le spectacle fut grandiose et particulièrement riche. Avec ses fils, Jan de Crol maintint encore son théâtre jusqu’en 1911, mais de nouvelles attractions (salles de danse, cafés chantants) lui faisaient à présent concurrence et détournaient de ses acteurs de bois le public populaire. Il tentera bien de reprendre du service au lendemain de la première guerre mondiale, entre 1918 et 1920, période où on le voit exercer dans une ancienne cave de la rue des Minimes qui avait appartenu à un Toone du Mirliton, Nicolas Dufeys, mais sans succès. Il cèdera finalement son jeu à Daniel Vanlandewijck, le futur Toone V. On vit longtemps le pauvre Jan de Crol, désoeuvré, déambuler ostensiblement dans la rue Haute, le dimanche, chapeau buse en tête, mais pour lui, le temps des marionnettes était bien termine. Un soir de 1926, au numéro 15 de l’impasse des Liserons, on le retrouva pendu au milieu de ses acteurs de bois. Son successeur fut Daniel Vanlandewijck, alias Toone V.
2.5. Jean-Baptiste Hembauf (1884-1966) – Toone IV (1898-1935) « Jeanke ».
2.5.1. Toone : une affaire de famille.
C’est avec Toone IV que le théâtre de marionnettes de Toone va réellement devenir une affaire de famille. De fait, pour la première fois de ce qui allait devenir, au fil des décennies, l’histoire de la dynastie des Toone, la succession allait se transmettre de père en fils. De fait, nous l’avons vu, à la mort de son père, Georges Hembauf, intervenue en 1898, Jean-Baptiste Hembauf, qui n’est alors âgé que de 14 ans, va reprendre le flambeau, pour nourrir ses frères et sœurs. Toone IV, qui a appris le métier de marionnettiste auprès de son père, a également été un aide de Toone II, François Taelemans. Mais Georges Hembauf a vendu tout son jeu de marionnettes et l’impasse de Locrel est sur le point d’être rasée pour faire place à des « logements ouvriers », qu’on appellerait bien plus tard « logements sociaux », et que l’on peut encore voir aujourd’hui se dresser entre la rue de la Rasière et la rue Pieremans. Jadis, les habitants des Marolles appelaient cet ensemble d’immeubles « Le Bloc » ou « Den Blok », en bruxellois thiois. Pour faire face à l’adversité et sauver son théâtre, Jean-Baptiste Hembauf va s’associer avec le fils de ce dernier, Antoine Taelemans, qui est également, rappelons-le, le filleul de Toone l’Ancien, fabricant et montreur de marionnettes.
2.5.2. Jeanke, trente années de fidélité aux marionnettes.
Jeanke, alias Toone IV, alias Jean-Baptiste Hembauf, comme ses prédécesseurs, restera fidèle aux Marolles toute sa vie. Il n’en n’est pas moins né, le 7 mars 1884 au n°7 de la rue de la Chaufferette, une artère située entre la rue du Midi et le Plattesteen, c'est-à-dire à deux pas de la Grand Place. C’est toutefois bien au cœur des Marolles que Jeanke va diriger son théâtre, trente années durant. Ainsi le retrouve-t-on à la rue de la Prévoyance, puis à l’angle de l’impasse Sainte-Thérèse, dans une grande cave dont la superficie couvre les n°s 1, 2 et 3 de la rue des Vers (actuelle rue Pieremans). Survient la première guerre mondiale. Toone IV déménage successivement à la rue des Prêtres, puis à la rue du Miroir et à la rue de l’Abricotier que l’on nomme aussi « Bloempanchgang », soit l’impasse du Boudin ! Déjà éprouvé par la concurrence des cafés chantants, genre de karaoké de l’époque, l’activité des théâtres de marionnettes va également souffrir de la guerre. Toone s’est spécialisé dans la confection de pièces d’armure en cuivre pour ses marionnettes et cela a vraisemblablement largement contribué à sa renommée. Or, l’occupant allemand, lui, entend bien réquisitionner tout le cuivre disponible pour la guerre, et il s’en faudra de peu pour que les armures de nos marionnettes se voient transformée en munitions ! Mais Toone IV parviendra, par son sang froid et son talent, à sauver les précieux ornements de ces acteurs de bois. La guerre enfin se termine. Toutefois, dès les années 1920, une nouvelle menace plane sur nos marionnettes : le cinéma. En 1930, un siècle après la fondation de la dynastie des Toone, les théâtres de marionnettes ferment les uns après les autres. Celui de Toone IV ne fait pas exception. Jean-Baptiste Hembauf abandonne le jeu et se reconvertit dans un commerce de laine et de flanelle situé au bout de la rue de la Rasière, non loin de la rue Haute.
2.5.3. Le sursaut de Toone IV et les Amis de la Marionnettes.
Quant à Daniel Vanlandewijck (Toone V), l’héritier de Toone III de Crol, il vient de vendre ses marionnettes à des brocanteurs. En cette fin d’année 1930, l’aventure des Toone semble donc bien terminée. Il n’en sera pourtant rien. En 1931, trois hommes, Marcel Wolfers, Richard Dupierreux et un certain Marollien du nom de Jef Bourgeois, qui sauvera la dynastie des Toone à plus d’une reprise, fondent « Les Amis de la Marionnette ». Toone IV les rejoint, de même que l’écrivain Michel de Ghelderode, le bourgmestre de Bruxelles Adolphe Max et nombre d’autres sympathisants. Les « Amis », de chair et de bois, s’installent alors dans une cave de la rue Christine (n°5), là où avait jadis habité Toone l’Ancien lui-même. On s’active désormais pour récupérer tout ce qui peut l’être. Jef Bourgeois, tout particulièrement, va s’investir dans ce combat, y allant notamment de ses deniers. Il va même convaincre Daniel Vanlandewijck de remonter sur scène. Le 28 mars 1931, grâce à une habile opération de publicité des « Amis », les marionnettes de Toone apparaissent à la une du Soir illustré. La « dynastie des Toone » est définitivement établie par Jef Bourgeois et Marcel Wolfers, et le 31 mars est inaugurée le nouveau théâtre de la rue Christine. On se réjouit alors de voir Toone et ses acteurs de bois, poursuivre leur aventure, mais personne ne peut savoir qu’en ce même mois de mars 1931 naît celui qui la fera durer jusqu’à nos jours : José Géal, le futur Toone VII.
Eric TIMMERMANS.