LA RUE DE TABORA.
1.Tabora, une ville de l’ancienne Afrique orientale allemande (Tanzanie).
La plupart des artères bruxelloises que l’on trouve entre la Grand Place et la place de la Monnaie, évoquent le monde du commerce : la rue Marché-aux-Poulets, la rue Marché-aux-Herbes, la rue au Beurre, la rue des Fripiers, etc. Et cela rend pour le moins étrange la présence, en ces lieux, d’une « rue de Tabora » située sur l’itinéraire traditionnelle du cortège du Meyboom ( http://bruxellesanecdotique.skynetblogs.be/archive/2013/09/16/le-meyboom-7926879.html ) et dont les origines du nom m’apparurent longtemps mystérieuses. Pourquoi avait-on baptisé de ce nom, cette rue qui, longeant l’une des faces de l’église Saint-Nicolas, s’étend du commencement de la rue au Beurre à la rue Marché-aux-Herbes ? Et que pouvait-il bien signifier ? Désignait-il un objet religieux ou un instrument quelconque ? Cette rue avait-elle toujours porté ce nom ? De fait, au cœur du Vieux Bruxelles, où les rues et la Grand Place voisine rappellent le passé le plus ancien de la ville, le nom de Tabora apparaît comme une étrangeté et bien peu nombreux sont les gens qui, aujourd’hui, pourraient encore dire à quoi ce nom se rapporte. Je fus longtemps de ceux-là. Mais un jour, en discutant autour d’une pinte de bière artisanale au « Schieven Architek », un estaminet de la place du Jeu de Balle, j’en vins à entretenir mon vieil ami, Jean-Louis Vanderpoorte, de l’église Saint-Nicolas, sis rue de Tabora. Il me demanda soudain si je connaissais l’origine du nom de Tabora et je me vis dans l’obligation d’avouer ma honteuse ignorance. Tabora, me dit-il doctement et avec justesse, rappelle le nom d’une ville africaine prise aux Allemands par les troupes coloniales belges au cours de la première guerre mondiale. De fait, Tabora était alors une des deux principales villes de l’Afrique allemande et, aujourd’hui encore, ce nom désigne une vaste région de la Tanzanie. Et ceci nous permet, en outre, d’établir une relation avec le centenaire de la première guerre mondiale.
2.Contexte géopolitique en Afrique orientale durant la première guerre mondiale.
L’aventure de l’Afrique orientale allemande commence le 3 mars 1885, lorsqu’un certain Carl Peters, fondateur de la Société pour la colonisation allemande, reçut une autorisation impériale afin d’établir un protectorat en Afrique de l’est. Ses frontières, fixées en 1910, englobait les territoires actuels de la Tanzanie (à l’exception de l’archipel de Zanzibar), du Rwanda et du Burundi. Lorsqu’éclata le premier conflit mondial, l’Afrique orientale allemande était entourée d’ennemis : les Britanniques dans les actuels Ouganda et Kénya (au nord), dans l’archipel de Zanzibar (à l’est), au Malawi et en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie, au sud) ; les Portugais, dans l’actuel Mozambique (au sud) ; les Belges au Congo (à l’ouest). Dans ces conditions, les Allemands ne pouvaient remporter de victoire décisive. Il ne reste dès lors qu’une chose à faire : garder les Britanniques (de loin la force ennemie principale) sur le terrain, le plus possible, aussi longtemps que possible et leur faire dépenser le plus grand nombre possible de ressources en hommes, munitions et en vivres. Ce sont ainsi vraisemblablement 200.000 Britanniques qui, du fait de ce conflit africain, manqueront sur le front européen. C’est le lieutenant-colonel Paul-Emil von Lettow-Vorbeck qui, s’inspirant semble-t-il de techniques napoléoniennes, sera l’artisan de cette campagne dont les troupes allemandes sortiront invaincues.
Le conflit débute le 5 août 1914, par une escarmouche opposant des militaires britanniques à des postes avancés allemands situés le long de la rivière Kagera, sur la frontière avec le Protectorat britannique d’Ouganda. S’ils parviennent, non sans difficulté, à assurer définitivement leur suprématie sur le lac Victoria, les Britanniques n’en subissent pas moins nombre de défaites, à tel point que l’on écrira plus tard que le Royaume Uni subit lors de ce conflit, les plus remarquables échecs de l’histoire militaire britannique ! Et de désigner plus précisément les batailles de Moshi (3 novembre 1914, connue sous le nom de « bataille du Kilimanjaro », elle n’aura, en fait, pas réellement lieu, les Britanniques ayant perdu une grande partie de leur équipement en route, décidant, après quelques escarmouches, de se replier en Afrique orientale britannique) et de Tanga, qui, malgré un rapport de forces défavorables, se soldera par une victoire allemande, suite à un désastreux débarquement amphibie britannique. En 1916, c’est un général sud-africain du nom de Jan Smuts qui prend la tête des troupes britanniques. Alors que les Portugais, dont l’efficacité militaire laissera à désirer, se massent à la frontière sud de l’Afrique orientale allemandes, Smuts fait appel à la Force publique du Congo belge qui remportera plusieurs victoires contre les troupes allemandes, dont celle de Tabora (19 septembre 1916). Nous y reviendrons.
Au début de 1917, la grande majorité des soldats qui composent les troupes britanniques sont africains (ils en composeront le totalité à la fin de la guerre). Le général Smuts, se voit remplacer par un autre Sud-Africain, le général Van Deventer, qui, comme son prédécesseur, se voit contraint de demander l’aide de la Belgique afin de confier à la Force publique, une partie d’une nouvelle offensive. Au cours de celle-ci, les Belges emporteront une seconde victoire face aux troupes allemandes, lors de la bataille de Mahenge. Suite à leur défaite, les troupes de von Lettow-Vorbeck fuient vers le Mozambique portugais duquel elles attendent, à juste titre, peu de résistance. En juillet 1918, le chef militaire allemand, qui a été promu Generalmajor , livre bataille à Namcurra, puis, à la surprise générale, reprend la route du nord le mois suivant. Les troupes allemandes arrivent en Rhodésie du Nord en octobre 1918. Invaincues, elle rendent les armes le 25 novembre 1918, quelques jours après la signatures de l’Armistice.
3.Le Congo belge entre en guerre.
Suite aux déclarations de guerre de l’Allemagne à la Belgique et de la Grande-Bretagne à l’Allemagne, le lieutenant-général Charles Tombeur, commandant en chef de la Force publique (FP), ordonne la mobilisation le 6août 1914 et nomme le lieutenant-colonel Frédérick Olsen, chef d’état-major. Pour rappel, la Force publique est une force armée créée en 1885 pour exercer des missions de police dans l’Etat indépendant du Congo de Léopold II. Composée principalement, à l’origine, de mercenaires –officiers européens, notamment scandinaves, et troupes africaines originaires de Zanzibar ou de zones côtières anciennement colonisées-, elle devait se doter, dès l’année suivante, d’officiers belges et recruter parmi les populations locales, notamment des Bangala, une tribu guerrière du Haut-Congo. La FPdevait garder son nom jusqu’après l’indépendance congolaise et la Crise congolaise de 1965. En 1914, la FP comptait environ 17.000 soldats. Elle remporta plusieurs succès militaires contre les troupes allemandes, notamment à Tabora et à Mahengé. De 1914 à la fin 1917, 58 militaires européens, 1895 soldats et 7124 porteurs devaient trouver la mort au cours des combats.
Les premiers affrontements mettant aux prises, de 1914 à 1915, troupes belges et allemandes se concentreront principalement sur le lac Tanganyika et sur ses rives. Les Belges, soutenus par les Britanniques, parviendront finalement à s’imposer. La FP interviendra également en Rhodésie du Nord. Et le 9 octobre 1917, la FP devait remporter la victoire, à l’issue de la bataille de Mahengé. Mais en ce qui nous concerne, c’est la bataille de Tabora qui nous intéresse plus particulièrement.
Les troupes belgo-britanniques, affaiblies par les maladies tropicales, peinent à poursuivre von Lettow-Vorbeck. Il est vrai que, confrontés à un rapport de forces qui leur est défavorable, les troupes allemandes se voient le plus souvent dans l’obligation de se retirer. Partie de Bukavu, la « brigade sud » de la FP (commandement : lieutenant-colonel Frédérick Olsen) s’empare de nombreuses positions allemandes, entre le 6 mai et le 30 juillet 1916, principalement dans les actuels Rwanda et Burundi et sur les rives du lac Tanganyika. Sans réels combats, la FP contrôle désormais 120 km de la voie ferrée des chemins de fer allemands qui va de Dar es Salaam (Océan indien) à Ujiji (Tanganyika). Le troupes allemandes ont mené plusieurs opérations de sabotage, avant de se replier sur Tabora. Il faut donc réparer car la voie ferrée doit permettre le ravitaillement de la brigade. Mais la progression vers Tabora se poursuit. Le 10 septembre 1916, la « brigade sud » entame les premières lignes de défense de Tabora. Elle est rejointe par la « brigade nord » (commandement : lieutenant-colonel Armand Huyghé) dans la nuit du 13 au 14 (alors que les Britanniques restent en arrière, empêtrés dans des problèmes de télécommunication et de logistique…). De violents combats vont ainsi opposer les troupes belges aux troupes allemandes jusqu’au 19 septembre, date à laquelle les Belges s’emparent de la ville et mettent en fuite les troupes du major-général Kurte Wahle. Les Britanniques, quant à eux, n’arrivent à Tabora que le 23 septembre, alors que la position est entièrement sécurisée par la Force publique…
Tabora fut le cœur administratif de la partie centrale de l’Afrique orientale allemande. Sa prise par les hommes de la Force publique apparaît donc comme une victoire décisive. De fait, elle aboutit à la « décapitation » de la logistique allemande et à la prise de contrôle, par la coalition belgo-britannique, de la ligne de chemin de fer allemande qui relie Dar es Salaam à Ujiji, comme nous l’avons déjà mentionné. Pour von Lettow-Vorbeck, il est évident que le nord de la colonie allemande est définitivement perdu, ce qui n’empêchera pas les troupes allemandes de poursuivre le combat, jusqu’à après l’armistice de 1918. L’absence de rôle militaire joué dans la prise de Tabora ne dissuadera pas pour autant les Britanniques de s’inquiéter ouvertement d’une possible prétention des Belges sur la colonie allemande et, sans complexe, de demander à ceux-ci de regagner le Congo belge et d’aller assurer la sécurité du Ruanda-Urundi qui allait ainsi devenir possession belge. Le général Tombeur remet alors le commandement général de la Force publique à Armand Huyghé et prend le commandement des forces d’occupation du futur Ruanda-Urundi belge fortes d’environ 2000 hommes. Il établit son QG à Tabora. Toutefois, la future Tanzanie devait devenir par la suite possession britannique.
Le général Tombeur (1867-1947), d’origine liégeoise, sera, en tant que commandant en chef de la Force publique (23 février 1915 – 19 septembre 1916), considéré comme l’artisan de la victoire de Tabora. Le capitaine-commandant Charles Tombeur était arrivé dans l’Etat indépendant du Congo en 1902, avant de devenir l’officier d’ordonnance du roi Albert Ier, de 1909 à 1912. Il retourne en Afrique et devient inspecteur d’Etat, de même qu’administrateur du Katanga entre 1912 et 1914. C’est également lui qui réorganisera la Force publique. Après la victoire de Tabora, il sera, jusqu’au 22 novembre 1916, commandant en chef des troupes d’occupation du Ruanda-Urundi, comme nous l’avons dit. En 1917, il sera nommé vice-gouverneur du Congo belge, avant de reprendre le poste d’administrateur général du Katanga, de 1918 à 1920. Le 29 décembre 1926, il est anobli avec le titre de baron par le roi Albert Ier, et devient ainsi le baron Charles Tombeur de Tabora (on appréciera au passage le jeu de mot, sans doute bien involontaire…). Il a également donné son nom à une rue de la commune bruxelloise d’Etterbeek (ex-rue Ma Campagne).
La campagne de 1916 dite « de Tabora » devait coûter la vie à 5875 hommes (41 officiers et sous-officiers), 1334 hommes de troupe et 4500 porteurs, ces derniers étant tous morts de maladies ou d’épuisement).
4.La rue de Tabora, prolongation de la rue au Beurre.
La petite rue de Tabora (40 m) est de même longueur que l’église Saint-Nicolas qu’elle borde, entre la rue de la Bourse et la rue Marché-aux-Poulets. On lui donna son nom actuel, en souvenir de la bataille de Tabora, au lendemain de l’armistice de 1918. Auparavant, cette rue était en fait le premier tronçon de la rue au Beurre dont elle a hérité des maisons numérotées de 1 à 13 et de 2 à 20. C’est la raison pour laquelle notre actuelle rue au Beurre, qui s’étend de la Bourse à la Grand Place, commence aux numéros 15 et 22. La rue de Tabora fut aussi parfois désignée, dans les années 1840, sous le nom de « Coin des Trois Pucelles », référence à une ancienne fontaine qui se situait dans ce quartier et qui représentait trois jeunes filles dont les seins faisaient jaillir six minces filets d’eau. Elle était connue sous le nom de « Fontaine des Trois Pucelles ». En 1857, Eugène Bochart inclut clairement l’actuelle rue de Tabora dans la rue au Beurre, mais il évoque également en ces termes, l’histoire de la Fontaine des Trois Pucelles : « Au coin, en face de la rue des Fripiers, se trouvait la remarquable fontaine des Trois Pucelles ou des Trois Déesses. La tradition rapporte que cette fontaine était un ancien souvenir du paganisme, et remontait aux premiers temps de la ville. Cette fontaine représentait un pilier que trois statues de femmes tenaient embrassé ; de leurs mamelles jaillissait l’eau qui tombait dans les cuves ; un concours fut établi en 1776 pour réparer ce chef d’œuvre, mais les finances de la ville ne permirent pas d’entreprendre cette réparation artistique. On érigea un obélisque qui en 1826 a été à son tour remplacé par une borne fontaine. » Parmi les curiosités de cette petite artère, outre l’église Saint-Nicolas –à laquelle plusieurs maisons de la rue de Tabora et de la Petite rue au Beurre, sont adossées- on notera la présence, au numéro 11, du café A la Bécasse, véritable institution dans l’univers des libations bruxelloises. On y accède par un très long couloir qui n’est autre qu’une ancienne impasse, déjà citée aux 15e et 16e siècles, sous le nom de Geuzenstroetke, en bruxellois thiois, et d’impasse des Gueux, en français. Or, au 17e siècle, voire au 16e siècle, ladite impasse possédait déjà une brasserie dénommée La Bécasse, De Snip, en thiois.
Sources : Dictionnaire historique des rues, places…de Bruxelles, Eugène Bochart (1857), Editions Culture et Civilisation, 1981 / Dictionnaire historique et anecdotique des rues de Bruxelles, Jean d’Osta, Le Livre, 1995 / La chanson des rues d’Etterbeek, Jean Francis, Louis Musin Editeur, Bruxelles, 1976.
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Merci à Yves Keymolen, pour les recherches aux archives de la ville de Bruxelles.