ACADÉMIE POUR LA DÉFENSE ET L’ILLUSTRATION DU PARLER BRUXELLOIS (ADIPB) :
A LA POINTE DU COMBAT POUR LA SAUVEGARDE DU PARLER BRUXELLOIS
ANNONCE : Prochaine soirée de l’ADIPB, le jeudi 4 mai, à partir de 18h !
Avant de vous présenter l’ADIPB et d’évoquer l’histoire du parler bruxellois ou « brusselse sproek », je voudrais faire l’annonce suivante :
L’ADIPB organisera une soirée, le jeudi 4 mai, à partir de 18h00, en voici le programme :
- 18h00 : Accueil des participants et verre de l’amitié.
- Remise des diplômes des étudiants en « brusselse sproek ».
-Déclamations et sketches des étudiants de cette année académique.
-Nominations des nouveaux Académiciens et des nouveaux Honoris causa.
-Scènes choisies du spectacle « Les Quatre Fils Aymon ».
-20h30 : « Buffet Breughelien ».
Pour réservation, prendre contact avec le Théâtre de Toone : www.toone.be
Tout le monde est le bienvenu mais il va sans dire que si vous parlez vous-même le marollien, votre présence ne pourra qu’apporter une plus-value à cette soirée.
Mais qu’est-ce que cette « Académie pour la Défense et l’Illustration du Parler Bruxellois » et pourquoi a-t-elle été créée ?
Diversité des populations et des parlers bruxellois.
Nous avons déjà évoqué dans plusieurs textes la question du parler ou, plus précisément, des parlers bruxellois, notamment dans l’article suivant :
http://bruxellesanecdotique.skynetblogs.be/archive/2017/03/15/fontaines-de-bruxelles-8710110.html
Lorsqu’on parle de « parler bruxellois », on pense généralement à sa seule « survivance marollienne », oubliant que le parler bruxellois, une forme de brabançon thiois, a pris, au fil des siècles mais aussi selon les quartiers et les communes de l’actuelle région bruxelloise, des formes diverses, quoique semblables.
On ne parlait pas « marollien » à Etterbeek, à Laeken, au Coin du Diable, pas plus que dans le quartier bruxellois « pentagonal » (intra-muros) de Notre-Dame-aux-Neiges. Nous gardons notamment de ce passé bruxellois linguistiquement semblable mais naturellement diversifié, le souvenir de la vieille rivalité qui opposait les Marolliens à ceux de Meulebeik (Molenbeek Saint Jean eh oui !).
C’est ainsi que Jef Lawaait nous décrit la descente de ceux de Meulebeik sur les Marolles :
« Nous, les ketjes de Meulebeik, on se réunissait devant la gare de l’Ouest. On avait des bâtons. Et, dans nos mouchoirs de poche, on mettait un p’tit kilo de graviers derrière un nœud, ou deux trois pour taper plus dur. On partait en chantant :
“Waalle zaain van Meulebeik (bis)
Van de Marolle giên verveit !”
(Nous autres, sommes de Molenbeek ! Nous n’avons pas peur des Marolles !)
Arrivés dans le quartier de leurs adversaires et après avoir étanché leur soif avec divers breuvages éthyliques, ils chantaient moins fort pour entendre chanter les Marolliens et repérer ainsi leur position. Et ceux-ci chantaient à tue-tête :
« Oh, Meeke Paaipekop,
Gijft ons noch en bobantche.
Leever en gruût as en klantche,
As’ermo geneivel in es !”
(Oh ! Marie Tête de Pipe, donne-nous encore un p’tit verre. Plutôt un grand qu’un petit. Pourvu qu’il contienne du genièvre !).
Ou :
« Ce ne sont pas les moustaches
Piotche, trou la la !
Piotche, trou la la !
Qui font les bons soldats ! »
Ou encore :
« Tararaboum di hé !
A la foire, chaque été,
Les joyeux Brusseleirs
Allaient pour faire un scheir ! » (Bruxelles, notre capitale, Louis Quiévreux).
Inutile de dire que quand les deux groupes se rencontraient, c’était la castagne ! Et que les Marolliens ne manqueraient pas, un jour ou l’autre, de rendre la pareille à leurs adversaires en faisant une descente en direction du canal…
Mais les échos d’autres batailles aussi homériques qu’inter-bruxelloises sont parvenus jusqu’à nous :
Le quartier de la rue de Schaerbeek, dont le caractère populaire bruxellois a disparu depuis des décennies « a joué un rôle glorieux dans les batailles inter-bruxelloises dont les derniers échos s’éteignirent après la guerre de 1918. Pendant que les Marolles allaient infliger des tripotées aux Saint-Gillois de la rue Vloegaert et de la Walloeizepoot (impasse aux Punaises), les Laekenois descendaient souvent rue de Schaerbeek. Un ancêtre du quartier, depuis longtemps décédé et qui répondait à l’harmonieux sobriquet de Den Houte Kop (La Tête de Bois), a raconté à M. Koopman comment, un jour, les Laekenois, précédés de quatre clairons, furent reçus par des casseroles d’eau bouillante jetées par les dames de céans qui n’avaient pas oublié l’exemple donné par leurs aïeules pendant la révolution de 1830 ! Parfois, c’était la rue de Schaerbeek qui, en bataillons serrés, se lançait à l’assaut des retranchements laekenois, tandis qu’une colonne partie des bas-fonds, allait provoquer dans ses repaires la toute puissante Marolle. Excepté quand il s’agissait de se battre, la population ne sortait pas de ses limites. » (Ibid.).
Un Vieux Bruxelles populaire aux parlers et aux habitudes semblables, certes, mais néanmoins plus diversifié qu’il n’y paraît de prime abord. Diverses évolutions linguistiques, sociologiques, démographiques allaient toutefois vont faire du marollien l’ultime survivance de l’ancien parler bruxellois.
Le marollien, ultime héritage du « brusselse sproek ».
On le sait, le bruxellois thiois, en tout cas celui des Marolles, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est pétri de termes, d’expressions et de tournures qui ne sont pas forcément thioises, ni même germaniques et sont souvent d’origine française (voire d’autres origines, espagnole, hébraïque, etc.). Les idiomes brabançons thiois particuliers des quartiers bruxellois non-marolliens et des territoires actuellement bruxellois situés hors du Pentagone (deuxième enceinte de Bruxelles) ont disparu, au fil du temps, sous la double pression de la francisation et de la flamandisation/néerlandisation des populations bruxelloises. C’est donc le marollien qui a subsisté et qui apparaît aujourd’hui comme la référence essentielle en matière de parler bruxellois : le brusseleir ou, plus précisément le Brusselse Sproek.
Les origines du bruxellois marollien sont très anciennes. Il dérive du francique, un dialecte germanique occidental. La langue ou, plus précisément, les nombreux idiomes populaires parlés dans l’ensemble des anciens Pays-Bas (grosso modo, le Benelux et le Nord-Pas-de-Calais) depuis la colonisation franque du 3e siècle étaient placés sous l’appellation de dietsch, duutsch ou diets, qui en français se dit « thiois » (pron. : « tiwa »). Mais dès le 16e siècle, cette appellation « thioise » va se voir supplanter par celle de vlaemsch, vlaams, vloms, « flamand » en français.
Ce terme, qui désigne tous les parlers thiois du nord de la France et du nord de la Belgique (voire, pour certains, du sud des Pays-Bas catholiques, mais c’est là une thèse très nationaliste…) prête toutefois à confusion. DE fait, il ne permet pas de distinguer les parlers « flamands » de Bruxelles et du Brabant, de ceux de feu le comté de Flandre (les actuelles provinces belges de Flandre orientale et de Flandre occidentale, de même que la Flandre française). Si, en français, le terme « flandrien », qui désigne précisément ce qui est de Flandre proprement dite, permet d’opérer une distinction avec le reste de l’espace « flamand », en néerlandais, cette distinction se révèle bien plus difficile à réaliser. Aussi, pour désigner les parlers de Bruxelles et du Brabant, préférons-nous évoquer le brabançon thiois ou le bruxellois thiois.
Au fil des siècles, le marollien thiois a été largement influencé par d’autres langues. D’origine francique donc, il fut très tôt influencé, sinon par le français, au moins par les parlers romans ou/et wallons. L’aire géographique du marollien fut de tous temps très restreinte. Cet idiome serait né vers le 15e siècle « aux alentours du couvent des Sœurs de Marie, dites Sœurs Mariolles ou Marolles, entre la rue Haute et la rue aux Laines, quartier où étaient venus s’installer de nombreux ouvriers hennuyers appelés à Bruxelles pour travailler à la construction d’églises et de demeures patriciennes. C’était un mélange de flamand et de wallon. Mais ce langage des Marolles, parlé dans un secteur très peu étendu, à l’est de la rue Haute, a peu à peu perdu son apport wallon, pour redevenir du simple flamand populaire » (« Jef Kazak » / Jean d’Osta) possédant toutefois quelques particularités linguistiques qui nous fait préférer le terme « thiois » au terme « flamand », comme nous l’avons dit.
Au cours de l’Histoire, divers langages influenceront le brusselse sproek des Marolles mais, nous venons de le voir, le wallon ne sera pas à l’origine de la francisation ultérieure de ce parler marollien. Les traditions et les parlers populaires du Bruxellois thiois, sauront se maintenir vivaces jusqu’à la première guerre mondiale, mais dès après 1918, le déclin qui s’amorce ne cessera plus de s’accélérer : en quelques décennies, le « monde marollien d’hier » va pratiquement disparaître.
1914-1918 : les anciennes traditions populaires bruxelloises balayées par la guerre.
Au lendemain du premier conflit mondial, ce déclin semble frapper les cultures populaires dans pratiquement toute l’Europe. Nombre de folklores, de traditions, de réflexes culturels, ont été emportés par la grande boucherie industrielle de 14-18. Que sont, en effet, les bagarres inter-bruxelloises de jadis, en comparaison des charges sous les mitrailleuses, des attaques aux gaz et des hécatombes qu’elles provoquèrent ? Qu’est-ce qu’une rivalité de quartier à côté de la fraternité des armes qui a peut-être rapproché certains adversaires de jadis ? Que sont ces jeux, ces fanfares, ces processions religieuses, émanations d’une Eglise qui, en toutes les langues, clamait « Got mit uns » en faveur de toutes les mitrailles nationales, sinon les jouets d’un univers révolu qui apparaît désormais quelque peu candide, voire naïf ?
La première guerre mondiale a fait perdre à l’Europe une certaine innocence et, de toute évidence, bien plus que cela. La grippe espagnole de 1918-1919 (bien plus meurtrière que la guerre elle-même : 50 à 100 millions de morts), qui frappera indifféremment hommes, femmes et enfants (alors que les hommes constituaient la majeure partie des victimes de la guerre), va parachever le désastre.
Vint l’entre-deux-guerres. Certes, l’épreuve dont on sortait s’était révélée apocalyptique mais c’était la « der des der » : plus jamais il n’y aurait de guerre après une horreur pareille ! On tentait de s’en persuader et de ne pas remarquer les sombres nuages qui s’accumulaient à nouveau dans le ciel européen en Russie, en Allemagne, en Espagne… Et pour oublier, rien de tel que de nouveaux loisirs ! Nouvelles musiques, nouvelles danses, music-hall, cinéma, radio allaient bientôt se lancer à leur tour à l’assaut des vieilles traditions populaires. Les habitudes changèrent. On commença à rêver vacances à la mer, voyages, Amérique… Ce bouleversement des habitudes et des mœurs fut d’importance dans un univers populaire où les loisirs étaient rares, et ce même si les nouvelles mœurs n’étaient pas forcément, loin s’en faut, à la portée de toutes les bourses…
Le théâtre de marionnettes, dernier refuge du parler populaire bruxellois.
Parmi les loisirs d’antan, il en existait un, particulièrement répandu et populaire : le théâtre de marionnettes. Durant longtemps, le « bas-peuple » n’eut pas le droit de « souiller » de ses sabots et de ses godillots, les tapis rouges des « grands théâtres » pour nantis. Cette pratique semble toujours de mise dans certaines « grandes salles », qui interdisent l’entrée à des personnes bénéficiant de réduction sur les billets, pour raisons sociales, et ce sous-prétexte qu’il n’y a plus de place vacante, alors que les meilleurs sièges restent libres mais sont réservés à des cadres de sociétés…que l’on ne voit jamais, soit…
Le théâtre de marionnettes était donc le théâtre du populaire. On y usait du parler populaire, bien évidemment, et il n’était pas rare que le public devienne participant, parfois même de manière quelque peu envahissante, lorsque, par exemple, la scène se voyait bombardée de coquilles de caricoles et qu’à destination des marionnettes et des marionnettistes fusaient des invectives et des éructations avinées ! Il fallait alors rétablir l’ordre, manu militari ! Quand on pense aux regards effarés que vous lancent aujourd’hui certains touristes lorsque, lors de la présentation du spectacle, avec deux trois Gueuzes et Orval dans le nez, il est vrai, vous osez une petite plaisanterie et que vous applaudissez, comme il se doit, à chaque scène, on se dit que l’eau a décidément coulé sous les anciens ponts de notre bonne vieille Senne !
Dans les Marolles, un théâtre de marionnettes sut s’établir et se faire apprécier sur le long terme : le Théâtre de Toone. Apparu vers 1830 sous l’impulsion d’Antoine Genty –Toone I-, le Théâtre de Toone est resté dans le quartier des Marolles de 1830 à 1963. Le dernier marionnettiste à avoir exercé son art dans le quartier est Pierre Welleman « Toone VI », alias « Peïe Pââp » (« Pierre à la pipe »). Mais il devra, durant ces difficiles années (1937-1963), maintenir son théâtre debout contre vents et marées ! Et il rencontrera bien des écueils… Lorsque Toone VI reprend le flambeau, le théâtre de Toone souffre du changement des mœurs que nous avons déjà évoqué : le cinéma et la radio commencent à le miner.
Pourtant, 33 ans durant, Pierre Welleman anime chaque soir son théâtre de marionnettes, avec l’aide de son épouse, Marie, et de leurs quatre fils, Eugène, Jean, Gustave et Alphonse. Durant la deuxième guerre mondiale, l’occupant nazi veut d’abord déporter les marionnettes pour les germaniser avant de tenter de les anéantir à l’aide d’un V1, alors qu’elles reposaient tranquillement dans leur théâtre de l’impasse de Varsovie : 75 marionnettes disparaissent dans le sinistre ! Toone VI doit partir et rejoint, avec sa troupe de bois, le théâtre de la rue Notre-Dame-de-Grâce, en fait une ancienne écurie transformée en dépôt de charrettes…
Au début des années 1950, le public s’intéresse de moins en moins aux marionnettes qui n’attirent plus désormais que les jeunes enfants et quelques curieux. Nouveau déménagement en octobre 1956 au Lievekenshoek. La modernité, à grands coups de progrès factices, poursuit ses ravages et Toone VI doit désormais faire face au déferlement de la télévision, des sports de masses, des voitures, du caravanning… Le public se détourne définitivement des marionnettes. En mars 1963, Pierre Welleman, âgé et malade, jette l’éponge. Après 133 ans, l’aventure de la dynastie Toone aux Marolles prend fin.
Ce déclin des marionnettes de Toone aux Marolles est révélatrice de l’évolution de tout un quartier. Le 19 février 1952, Toone VI crée la « Farce de la Mort qui faillit trépasser ». A cette occasion, il sera couronné « Roi des Marolles » (rue Haute n°205, à l’époque, au cinéma Rialto) et Michel de Ghelderode rendra un hommage à tous les Toone, intitulé « Toone, Rex Marollorum ». A peine onze années plus tard, le « Roi des Marolles » doit fermer ses portes, contraint, au mieux, à l’exil, au pire, à la disparition pure et simple. Les Marolles, ultime citadelle du parler bruxellois, avec la fermeture du Théâtre de Toone, perdent leur donjon et leur souverain…
Les Marolles assiégées.
Désormais, les heures des anciennes Marolles semblent comptées. Mais les Marolliens n’ont pas dit leur dernier mot. En 1969, six ans après la fin de Toone aux Marolles donc, intervient un événement qui, avec le recul historique, apparaît comme un superbe baroud d’honneur…ce qui n’exclut pas, loin s’en faut, une efficacité certaine ! L’un des pires ennemis du quartier est, depuis sa construction, le bâtiment mégalomaniaque du Palais de Justice de Bruxelles réalisé par le schieven architek (litt. : « l’architecte tordu ») Poelaert, au 19 e siècle.
Le géant a déjà écrasé sous son poids une partie du quartier des Marolles ou, plus précisément, de la Marolle. Habituellement, on place sous le vocable « Marolles » (au pluriel), le quartier qui s’étend de la Porte de Hal à l’église Notre-Dame de la Chapelle, mais tout le monde n’est pas d’accord avec cette définition, d’où l’idée de limiter le quartier à quelques rues incluant notamment la rue de Montserrat, situé à proximité du Palais de Justice. On dit alors « op de Marolle » (litt. : « sur la Marolle »), au singulier et non « aux Marolles ».
http://bruxellesanecdotique.skynetblogs.be/archive/2009/01/28/la-bataille-de-la-marolle.html
En 1969, le fantôme de Poelaert semble vouloir poursuivre son œuvre d’anéantissement de la Marolle. De fait, il est question de démolir ce quartier afin de permettre l’extension du Palais de Justice. On se prépare donc à exproprier la population, mais celle-ci décide de résister : les Marolliens veulent rester dans leur Marolle ! Confronté à la cohérence, l’unité, la solidarité d’une communauté soudée, le pouvoir politique doit céder : la Marolle ne sera pas démolie ! Un film, La « Bataille des Marolles », sera réalisé, en 1969, par Pierre Manuel et Jean-Jacques Péché. La bataille de la Marolle, pour avoir été une victoire, ne fera finalement que reculer les échéances : vingt ans plus tard, les habitants de la Samaritaine subiront des expulsions de masse ; des relogements seront réalisés, mais il n’en n’est pas moins vrai que la population des Marolles a changé et que la cohésion communautaire n’y apparaît plus aussi forte qu’autrefois.
Des années 1920 aux années 1980, le quartier des Marolles a fondamentalement changé linguistiquement, sociologiquement, démographiquement, c’est sans appel : « Quant aux autochtones ou echte Brusseleirs, il y a longtemps que la plupart d’entre eux se sont francisés, soit totalement, soit partiellement. On peut affirmer qu’il n’y a plus aujourd’hui à Bruxelles que quelques centaines de « bruxellophones unilingues », c’est ce que nous disait Jean d’Osta, en 1983, précisant au passage qu’il s’agissait, pour la plupart, de gens âgés. Aux côtés de ces « bruxellois unilingues », on peut évidemment ajouter quelques Bruxellois francisés, mais aimant, lorsqu’ils en ont l’occasion, parler l’idiome de leurs ancêtres. Face aux réalités du monde moderne, ils semblent toutefois également condamnés à la disparition.
Sous la triple pression de la francisation, voire d’une part de néerlandisation/flamandisation (résultant des conflits communautaires belges), du bouleversement démographique du quartier (résultant de l’apport dans le quartier d’une importante population étrangère, notamment non-européenne) et de la « sablonisation » (alignement sur les standards luxueux du Sablon, déjà bien en cours dans le tronçon de la rue Haute comprise entre l’église Notre-Dame de la Chapelle et la place du Jeu de Balle) ou « gentrification » (au point de vouloir éliminer le nom des Marolles ou de la Marolle, jugé trop populaire, au profit de celui de Breughel…qui était pourtant lui-même un peintre populaire, aimant notamment les fêtes campagnardes !), la mémoire marollienne se meurt et son parler particulier semble voué à la disparition complète.
Toone VII le Continuateur et Louis Quiévreux le Visionnaire.
Disparition complète, dis-je ? A voir ! En 1963, Toone VI doit, nous l’avons vu, jeter l’éponge. Certes. Mais un certain José Géal va reprendre le flambeau sous le nom de Toone VII. Il va s’installer au cœur du Pentagone et maintenir une certaine tradition populaire bruxelloise grâce aux marionnettes (dont une centaine ont été sauvées de la liquidation par Jef Bourgeois, grand soutien et ami du Théâtre de Toone). S’il a été largement francisé, ne fut-ce que pour être compris des nouvelles générations, le brusselse sproek, préservé par les Marolliens jusqu’à ce jour, pourrait bien renaître de ses cendres grâce à certains « Anciens » et à une nouvelle génération, prête à recueillir l’héritage, notamment sous la direction de Nicolas Géal, alias…Toone VIII. Nous y reviendrons.
A l’origine de cette idée, un auteur, folkloriste et journaliste du nom de Louis Quiévreux (1902-1969). C’est le 15 mai 1902 que naquit, à la frontière d’un quartier de Bruxelles alors surnommé le « petit Manchester » et d’un autre appelé « Bruxelles-Maritime », Louis Quiévreux, fils d’une corsetière et d’un militaire de carrière, capitaine d’infanterie, Joseph Quiévreux. Francophones, ses parents l’inscrivent dans une école primaire néerlandophone, ce qui fournira au futur journaliste, une excellente base pour aborder ultérieurement l’étude du parler bruxellois, dont nous avons dit qu’il fut notamment véhiculé par un folklore et une littérature théâtrale (le théâtre de marionnettes, mais aussi Le Mariage de Mademoiselle Beulemans, en 1910, et Bossemans et Coppenolle, en 1938). Sorti de l’Ecole Normale, Louis Quiévreux s’oriente bien vite vers le journalisme. Européen convaincu, on le retrouve anglophile et admirateur de Shakespeare, parlant allemand et travaillant pour Radio-Munich, particulièrement érudit en matière de flamenco et de guitare espagnole.
Mais voilà qu’une nouvelle guerre éclate et, en 1940, Louis Quiévreux entre en résistance contre l’occupant nazi. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, et ce dès 1947, Louis Quiévreux devient un écrivain prolifique. Il écrit une douzaine d’ouvrages, tient une chronique , rédige des billets… Les passionnés du Vieux Bruxelles, eux, ont surtout retenu le titre d’un livre qui constitue pour eux une véritable bible de la tradition bruxelloise : « Bruxelles, notre capitale » (1951). Personnellement, cet ouvrage m’a guidé dès le début de mes recherches sur Bruxelles et jusqu’à aujourd’hui.
Louis Quiévreux nourrissait aussi le rêve que soit créé un jour une association –une académie, selon ce mot qui lui était cher- pour la sauvegarde du parler bruxellois. Il s’en était ouvert dans les colonnes du magazine « Pourquoi pas ? » et a d’ailleurs écrit, en 1951, un Dictionnaire du dialecte bruxellois ( http://www.humoeurs-bruxelloises-brussels-zwanze.com/diskionnaire-eacutetymologique-brusseleir/category/louis-quievreux/4 ). Il ne pourra toutefois jamais réaliser son rêve, avant son décès intervenu en 1969, l’année même de la bataille de la Marolle.
Durant vingt ans, le projet resta dans les cartons ou, plus précisément, dans certains esprits : le rêve de Louis Quiévreux semblait bien ne jamais devoir aboutir. Mais en 1989, année durant laquelle des Marolliens furent expulsés de la Samaritaine et où, le président serbe Slobodan Milosevic prononça son discours sur la bataille de Kosovo (1989), discours qui allait bientôt enflammer ce qu’on appelait encore à l’époque la « Yougoslavie », une jeune Kosovare du nom de Tefta Ahmetaj, résidant à Bruxelles, sollicita un entretien avec un responsable du Théâtre de Toone. C’est là que commença l’aventure de l’A.D.I.P.B.
L’Académie pour la Défense et l’Illustration du Parler Bruxellois (ADIPB).
Tefta Ahmetaj, recommandée par Simon-Pierre Nothomb, président de l’Agence Linguistique Européenne, rencontre donc au Théâtre de Toone, Mme Andrée Longcheval, conservatrice du Théâtre de Toone et soucieuse de la sauvegarde du parler bruxellois. La jeune femme, collaboratrice de M. Nothomb, fait ainsi part de son égal souci de préserver le parler bruxellois de la disparition. Dès lors, Mme Longcheval et José Géal « Toone VII », « Citoyens d’Honneur de la et des Marolles », vont favoriser les rencontres au Théâtre.
Parmi les personnes qui se presseront au Théâtre de Toone pour réaliser le vieux rêve brusseleir de Louis Quiévreux, outre Mme Longcheval et Toone VII, on compte :
-François Stevens, bourgmestre et président de la Commune Libre des Marolles ;
-Jean d’Osta (alias « Jef Kazak ») ;
-Jean-Pierre Vanden Branden, alors conservateur de la Maison d’Erasme et du Vieux Béguinage d’Anderlecht, et également président de l’association du Théâtre de Toone ;
-le peintre Raymond Goffin ;
-Simon-Pierre Nothomb, accompagné de ses collaboratrices, Tefta Ahmetaj et Bérengère Deprez ;
-Le Professeur Marcel Van Hamme, historien de Bruxelles, avec lequel Mme Longcheval réalisera une étude sur les « Vieux estaminets bruxellois » ;
-Louise Claessens et son époux Oscar Starck, alors administrateurs de l’ASBL « Les Amis du Vieux Marché ». Ensemble, en 1988, ces deux Bruxellois de souche, ont rassemblé 6000 mots marolliens et les ont traduit en français.
D’autres encore viendront s’ajouter à ces Bruxellois de souche ou de cœur, dans le but de défendre l’héritage linguistique de notre ville.
Il est décidé que Mme Claessens prendra la présidence de l’association pour la Défense et l’Illustration du Parler Bruxellois. L’idée d’adopter cette dénomination vient de Simon-Pierre Nothomb qu’inspire Joachim du Bellay (1522-1560), auteur d’une « Défense et Illustration de la langue française ». Mais, au fait, ne devrait-on pas plutôt parler d’ « académie » plutôt que d’ « association » ? Louis Quiévreux chérissait cette idée, mais certains rechignent. Pourtant, le parler bruxellois vaut bien une académie ! Qu’à cela ne tienne, la conservatrice, Mme Longcheval va trancher en faveur du nom qu’appelait de ses vœux Louis Quiévreux. Ainsi naquit, au mois d’octobre 1989, au Musée de Toone, l’Académie pour la Défense et l’Illustration du Parler Bruxellois (ADIPB) !
A la fin des années 1980, le parler bruxellois est clairement menacé de disparition pur et simple. Comment pourrait-il en être autrement ? Depuis des décennies, il est en proie à l’hostilité de ceux qui prétendent former les élites de demain. Les tournures de phrases et l’accent bruxellois sont également pourchassés par le réseau d’enseignement :
« Louise Claessens évoquera le combat mené dans sa jeunesse par les enseignants à l’encontre du dialecte bruxellois qu’elle-même comme tant d’autres enfants pratiquait. Notre parler local était considéré comme une tare ! La génération suivante dont je suis, se souvient très bien du blâme adressé aux élèves qui connaissaient le dialecte, dans l’enseignement francophone des Ecoles de la Ville de Bruxelles. C’était cependant ces jeunes en possession du dialecte qui maniaient avec le plus de facilités la syntaxe de la langue de Vondel [ndr : le néerlandais, enseigné, au côté du français, dans les écoles bruxelloises] » (Andrée Longcheval).
Simple association de fait au départ, l’ADIPB acquiert le statut d’ASBL (Association Sans But Lucratif) en 1990. La réunion constitutive se déroulera dans une salle située à l’étage du restaurant « Le Parnassos » (anciennement situé rue au Beurre). Outre la sauvegarde du parler bruxellois, l’ADIPB se donne pour objectif d’étudier l’origine du parler bruxellois à travers l’Histoire et les traditions populaires de Bruxelles et de sa région. Dès la même année, l’Académie publie un périodique trimestriel intitulé Le Parler Bruxellois / Dem Brusselse Sproek
L’ADIPB élargit son cercle à 39 académiciens. Sous l’impulsion de sa présidente, les académiciens rassemblent les éléments nécessaires à la création d’un dictionnaire. Et pour doter le langage marollien d’une base syntaxique, les mêmes auteurs vont réaliser une grammaire. Des cours de bruxellois sont donnés et sont couronnés de diplômes. Un CD-Rom sera même réalisé sous le titre Bruxelles des Bruxellois. L’ADIPB nomme aussi des académiciens honoris causa, titre qui récompense des personnalités qui promeuvent la ville et sa langue régionale.
Madame Louise Claessens s’est éteinte le 30 mars 2007 après 18 années d’un retraite active, consacrée au développement de l’Académie. Et celle-ci a poursuivi son aventure jusqu’à nos jours.
Le bargoensch, un autre parler bruxellois.
Qui parle ou même comprend encore le bargoensch à Bruxelles, de nos jours ? Certains anciens Marolliens eux-mêmes s’interrogent aujourd’hui sur la nature exacte de cet idiome pratiquement éteint. Personnellement, j’en ai retrouvé la trace dans un ancien numéro du Folklore brabançon qui avait publié un glossaire de bargoensch. Je ne suis plus en possession de cet ouvrage, mais j’en ai toutefois conservé les références : « Glossaire d’argot bruxellois (« Burgonsch» ), Paul Hermant, Le Folklore brabançon n°73-74, 13e année / 1933-1934, p. 53-92.
Bien heureusement, Jean d’Osta, alias Jef Kazak, vient, une fois de plus, à notre secours ! Qu’on le nomme burgonsch, bargoensch ou boergonsch, il s’agit d’un argot bruxellois, le parler très hermétique des voleurs et des mauvais garçons, que l’on parlait tant à la rue Haute que dans les Bas-Fonds ou à Molenbeek. Au début des années 1980, Jean d’Osta nous dit que ce parler est éteint depuis un siècle au moins. Quant à l’origine du mot « bargoensch », on se perd en conjectures. Peut-être s’agit-il d’un dérivé du mot « baragouin », à moins qu’il ne s’apparente au mot « bourguignon » (rapport à l’époque des ducs de Bourgogne, 15e siècle ?).
L’unique document écrit que le bargoensch nous a laissé, « est une phrase proférée sur l’échafaud en 1852 par un bandit du nom de Rik Mol à l’adresse d’un complice dissimulé dans la foule, -phrase qui fut transcrite phonétiquement par le greffier : Kneul, maast kiewig ! Michels fokt naar de lange doomerik. Flikt d’ander kneule kiewig veur michels. De poon maast in de keete, in den dieperik bij den trederik, onder nen berterik in nen houten trafalkerik. Bekt et boeist er grandig mee met de kieweriken.” Phrase qui semble signifier : “Ami, sois brave ! Moi je pars pour le long sommeil. Salue les autres amis bravement pour moi. L’argent est à la maison, dans la cave, près de l’escalier, sous une pierre dans un sabot de bois. Mangez et buvez-en joyeusement, avec les braves ! »
Certains mots du brusselse sproek proviendrait du bargoensch :
-Poon : argent.
-Tof : amusant, sympathique (sans doute à l’hébreu mazel tov). Ex. : « Eh ben, ça c’est vraiment tof, zenne ».
-Maft : fou. Ex. : Mais il est complètement maft celui-là !
-Kneul : garçon.
-Kastar : costaud, fort, un type qui ose. Ex. : « Celui-là c’est un kastar ! »
-Trut : mégère mais aussi « idiote ». Ex. : « Mais quel trut celle-là ! ».
-Bikken : manger.
Eric TIMMERMANS.
Sources : « Bruxelles, notre capitale », Louis Quiévreux, PIM-Services, 1951, p. 120-121, 277-278 / « Les flauwskes de Jef Kazak », Jean d’Osta, La belgothèque/Paul Legrain, 1983, p. 7-10, p.21-23 / www.lesmarolles.be / Historique de l’ADIPB par Mme Andrée Longcheval, http://academiebruxelloise.skynetblogs.be/blog/ / www.toone.be / http://europemaxima.com/louis-quievreux-1902-1969-bruxellois-et-europeen-par-daniel-cologne/